Télé: jusqu'à ce que mort s'ensuive

Publié le par chiara

tele-realite1.jpgAprès dix ans de téléréalité, le documentaire « jusqu’où va la télé » de Christophe Nick diffusé mercredi sur France 2 interpelle. Dans le cadre d’un jeu télé, si nous étions candidats, deviendrions-nous tous des bourreaux ordinaires ? L’expérience prouve que oui… 

 

C’est le « coup » médiatique du printemps, le documentaire à ne pas rater, dont tout le monde parle et que tout le monde attend. Avec « Jusqu’où va la télé » (1) Christophe Nick et France 2 vont loin, très loin. Le réalisateur, déjà bien connu du public (« Chronique de la violence ordinaire », « Résistance », « La mise à mort du travail »…) s’attaque là encore à un sujet sensible, épineux. Il s’agit cette fois de montrer des dérives du petit écran et des dérapages de la téléréalité. Avec l’aide d’une équipe de scientifiques, il a voulu prouver que dans très peu de temps, la télé allait mettre en scène la mort, et qu’il y aurait des téléspectateurs pour regarder l’impensable.

Décharge électrique

Pour faire sa démonstration, Nick a adapté l’expérience de Milgram, ce psychosociologue américain qui a testé entre 1960 et 1963, sur un échantillon de 600 personnes, le rapport de soumission à l’autorité. Il cherchait à comprendre les mécanismes du nazisme. Un demi-siècle plus tard, le laboratoire scientifique de Milgram a été remplacé par le plateau d’un jeu de télé. Pendant quinze jours, 80 candidats se sont succédé aux manettes de « Zone Xtreme », présenté comme le pilote d’un nouveau jeu pour France Télévision. Les « questionneurs » devaient poser une série de questions à Jean Paul, le candidat interrogé. Ignorant que ce dernier –interprété par Laurent Ledoyen- était un comédien, ils devaient, en cas de mauvaise réponse, lui envoyer une décharge électrique à l’aide d’une manette, allant progressivement de 20 à 360 volts. Jean-Paul était installé dans une capsule fermée, permettant au questionneur et au public de l’entendre mais sans le voir. Le jeu commence. Plus le voltage augmente, plus Jean-Paul réagit à la douleur. D’un simple « aïe » au début, il finit par supplier le questionneur : « laissez moi partir, vous n’avez pas le droit de me garder ici ! » Avant de ne plus réagir du tout. Ses cris, enregistrés, interviennent chaque fois au même moment.

« Il faut continuer »

Si le candidat hésite, l’animatrice, Tania Young, représente l’autorité. Elle doit par cinq fois inciter le candidat récalcitrant à pousser la manette électrique à coup de « ne vous laissez pas impressionner, il faut continuer » et « vous ne pouvez pas empêcher Jean-Paul de gagner ». « On priait pour voir quelqu’un désobéir » se souvient Christophe Nick. Mais seuls 16 courageux quittent le plateau. « 80% des candidats se sont comportés comme des possibles tortionnaires » souligne Jean-Léon Bourgeois, chercheur en psychologie sociale, qui a dirigé le côté scientifique du projet. Et qui précise : « Le candidats choisis n’étaient pas des gens d’exception. On était atterrés que tous ces gens n’arrivent pas à partir, alors qu’ils souffraient, qu’ils vivaient un dilemme. » Un pourcentage encore plus élevé que celui qu’avait constaté Milgram à l’époque, qui s’élevait à 62,5%. Pris en charge psychologiquement dès la sortie du plateau, la plupart des cobayes se sont déclarés contents d’être venus. Seules trois personnes ont refusé d’être dans le film, dont deux désobéissants. Et 15% ont affirmé ne pas avoir cru à la situation, se disant « je suis dans un théâtre » ou « la télé ne peut pas oser ça »…

Dissection de cadavre et roulette russe

Avec ce documentaire à gros budget (2,5 million d’euros) Christophe Nick a réussi son pari : montrer le pouvoir d’asservissement de la télévision. « Je veux démontrer que la télé fait faire n’importe quoi ». Le deuxième documentaire (2) intitulé « Le temps de cerveau disponible », illustre son propos. Des images des pires moments des télés japonaises, américaines ou européennes sont sélectionnées. Comme un bain de vers et de chenilles pour un candidat de « Survivor ». Ou la dissection de cadavres en prime time sur une chaîne anglaise, qualifiée de « laboratoire de ce qui se fait de pire » à la télévision. C’est d’ailleurs Outre-manche que l’on a pu voir les images d’un homme jouant à la roulette russe, une vraie balle dans le barillet. Sur la chaîne américaine MTV, plusieurs accidents et blessures ont eu lieu dans des émissions de défis type « jakass ». Sans parler des petites humiliations du « Maillon faible » où pour gagner « le candidat ne devait pas être le meilleur, mais le pire » commente Christophe Nick. Pour Bertrand Stiegler, philosophe interviewé dans le second documentaire, « si l’on voit des choses violentes et agressives, on se montre violent et agressif ». Il évoque la « responsabilité sociale » de la télé et sa lente évolution vers les sujets de l’intime, comme le faisait « psyshow » dans les années 80. Un couple en crise était invité à venir s’épancher sur sa vie sexuelle. Jusqu’à l’arrivée du Loft en 2001, qui prône l’exploitation des pulsions  et une consommation survalorisée. 

Critique des chaînes privées

Avec ces deux documentaires de choc, France 2 lance un pavé dans la mare et alerte le public sur le contenu de plus en plus « trash » de certains programmes. Plus précisément de ceux qui sont diffusés…sur les chaines privées. Et se félicitant au passage de n’avoir jamais mis le doigt dans l’engrenage. Mais en utilisant de vrais candidats, ne fait elle pas à son tour de la téléréalité déguisée ? Si certaines voix s’élèvent pour critiquer l’exactitude scientifique de l’expérience, le résultat reste intéressant et édifiant sur le rôle du petit écran et de ses dérives. C’est peut être le moment de se réjouir des mauvaises audiences de « Le ferme célébrités » de TF1, même si la téléréalité est loin d’avoir dit son dernier mot. Dans « Le prix du danger » réalisé en 1983 par Yves Boisset, un homme devait rejoindre un lieu secret sans se faire tuer par cinq chasseurs. De la pure fiction à l’époque. Mais avec une cinquantaine de programmes dévalorisants, humiliants ou dangereux que Christophe Nick a recensé sur les télés mondiales, on pourrait revenir, dans un futur proche, aux jeux du cirque. Avec du sang frais à la clé. Et sans même avoir besoin de quitter son confortable canapé.

 

Claire Steinlen

 

(1) Mercredi 17 sur France 2 à 20h35 suivi d’un débat animé par Christophe Hondelatte. A lire « l’expérience extrême » de Christophe Nick et Michel Eltchaninoff, édition Don Quichotte.

(2) Jeudi 18 sur France 2 à 22h45.

 

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